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Elle s’appelait Amy Colwyn et ne demandait qu’à parler de ce qui lui était arrivé en juin dernier. Mais, comme bien d’autres habitants de Bulverton, elle n’avait plus personne à qui raconter son histoire : l’événement avait tellement monopolisé l’attention générale que maintenant, huit mois plus tard, tout le monde en avait par-dessus la tête. D’ailleurs, Amy elle-même n’avait plus trop envie de ressasser ces mots toujours pareils. Combien de fois peut-on exprimer sa douleur et son cortège de regrets, les occasions perdues, la perte d’un compagnon, les souvenirs d’un amour disparu à jamais, la culpabilité du survivant ? Ainsi, elle n’en parlait plus. Mais ses souvenirs la hantaient toujours.
Et ce soir, comme souvent, elle se retrouvait seule derrière le comptoir du White Dragon et n’avait pas grand-chose à faire. Du coup, cette histoire, son histoire passait et repassait dans sa tête, comme un refrain dont on ne peut se débarrasser.
« Si tu veux me voir, je serai au bar », lui avait dit Nick Surtees.
C’était le propriétaire de l’hôtel ; encore un qui devait avoir bien des choses à raconter.
« D’accord », avait-elle répondu, parce qu’il lui disait la même chose tous les soirs et qu’elle lui répondait toujours la même chose.
« Alors, on attend de la visite ?
— Je ne crois pas. Mais quelqu’un finira bien par venir.
— Je te laisse sur ces bonnes paroles. Si personne ne se décide, ça ne t’ennuie pas de venir m’aider derrière le comptoir ?
— Non, Nick. »
Amy Colwyn était une des rares survivantes du massacre qui s’était déroulé à Bulverton l’été dernier. Elle-même n’avait jamais été directement menacée, mais l’événement et l’horreur qu’il lui inspirait avait néanmoins bouleversé son existence d’une façon irréversible. Il n’y avait jamais grand monde dans cet hôtel, ce qui lui laissait tout le temps de réfléchir à ce qui était arrivé aux autres, ceux qui avaient succombé, et d’imaginer ce qu’aurait pu être sa vie si cette catastrophe ne s’était jamais produite.
Nick Surtees était une autre victime indirecte de la fusillade et, pour elle, un autre motif de regrets sur lequel elle s’étendait souvent. Il n’y avait pas si longtemps, elle n’aurait jamais cru qu’elle reverrait un jour Nick Surtees, et encore moins qu’un jour elle travaillerait avec lui, vivrait avec lui, coucherait avec lui. Et pourtant, c’était ce qui s’était produit et, bien qu’elle ne sache pas trop comment ils en étaient arrivés là, elle ne voulait rien changer à leur situation. Nick et elle s’étaient soutenus mutuellement et, lorsque leur besoin de réconfort s’était atténué, ils étaient restés ensemble.
Bulverton se situait en bordure des collines de Pevensey Levels, qui séparent Bexhill d’Eastbourne.
Il y avait cinquante ans, c’était une station balnéaire, une de ces petites villes coquettes qui accueillent surtout des familles nombreuses. Mais lorsque les vacances à l’étranger étaient devenues abordables, Bulverton avait connu un rapide déclin ; la plupart des hôtels de bord de mer avaient été reconvertis en immeubles résidentiels, en HLM ou en maisons de retraite. Ces vingt dernières années, Bulverton avait tourné le dos à la mer, si l’on peut dire, afin de mieux promouvoir les charmes de sa vieille ville, un joli petit réseau de terrasses et de jardins qui couvrait la vallée en bordure de rivière et une partie du flanc de colline. Si Bulverton pouvait désormais se vanter d’avoir une industrie locale, c’était grâce à ces petites boutiques où l’on trouvait des antiquités et des livres d’occasion, ces maisons de retraite installées sur la partie haute de la ville, connue sous le nom de Ridge, et les maisons abritant tous ces commuters qui travaillaient à Brighton, Eastbourne ou Tunbridge Wells.
Le White Dragon semblait incapable de choisir entre le statut de pub ou d’hôtel de bord de mer, et ce n’était certainement pas Nick qui statuerait sur son sort. Pour lui, il était plus avantageux d’en faire un pub, car il passait ses soirées dans le bar, à boire avec quelques amis.
Le côté bed and breakfast était plus lucratif, sans oublier les demi-pensions occasionnelles du weekend. Comme Nick s’en désintéressait totalement, c’était devenu le domaine réservé d’Amy. Durant les jours et les semaines qui avaient suivi la tuerie, lorsque Bulverton regorgeait de journalistes et d’équipes de TV, l’hôtel avait affiché complet. Elle s’était jetée à corps perdu dans son travail, qui, au moins, avait l’avantage de lui occuper l’esprit. Mais lorsque l’écho de la catastrophe s’était affadi, les affaires avaient décliné en même temps que l’intérêt des médias ; d’ici à la mi-juillet, on en était revenu à ce qu’Amy savait désormais être la normale saisonnière. Tant qu’il n’y avait pas trop de clients en même temps. Amy, qui travaillait seule, pouvait faire les chambres et les lits, assurer les repas que proposait le petit restaurant tout en maintenant une carte digne de ce nom, et même tenir à jour la comptabilité. Des tâches dont Nick se désintéressait totalement.
Amy repensait souvent au temps où elle allait passer ses étés à Eastbourne avec quelques anciennes amies d’école ; entre juillet et septembre, il y avait toujours deux ou trois conférences pour attirer du monde, qu’il s’agisse de réunions politiques, de congrès de syndicalistes ou de grandes conventions professionnelles. Du coup, il était facile de trouver un emploi saisonnier à mi-temps et relativement bien payé : les grands hôtels avaient toujours besoin de femmes de chambre ou de serveuses. Pour elle, c’était la belle vie : un tourbillon ininterrompu de jeunes hommes et plein d’argent à claquer sans que quiconque ne fasse vraiment attention à ce qui se passait. C’est là qu’elle avait rencontré Jase, qui travaillait aussi sur place, mais comme sommelier. Ce qui leur avait valu quelques éclats de rire, car Jase, qui était couvreur dans le civil, n’y connaissait strictement rien en matière de vin.
Amy avait caché à Nick ce sentiment de déception qui n’avait cessé de croître en elle tout au long de cette longue journée. Il y avait deux semaines de cela, elle avait reçu une réservation en provenance des États-Unis. À l’époque, elle n’en avait pas parlé à Nick et s’était contentée de déposer le chèque d’arrhes à la banque. Une femme du nom de Teresa Simons avait demandé à réserver une chambre avec salle de bains sans limitation de durée ; dans sa lettre, elle disait vouloir faire un long séjour à Bulverton et avoir besoin d’un camp de base.
Amy avait alors fait un rêve bien agréable : celui d’avoir une chambre occupée en permanence durant toute la saison creuse. Le séjour de cette Américaine pourrait être fort lucratif, car elle profiterait certainement du bar et du restaurant. Certes, ce n’était pas une seule et unique cliente qui allait redresser leurs finances ; et pourtant, si absurde que cela puisse paraître, Amy en était convaincue. Elle avait immédiatement renvoyé un fax pour confirmer la location et avait même suggéré qu’en cas de prolongation de son séjour elle pouvait lui proposer un tarif préférentiel. Une seconde confirmation arriva un peu plus tard. Nick n’était toujours pas au courant.
Et c’était aujourd’hui que Mme Simons devait prendre possession de sa chambre. D’après sa lettre, elle arriverait à Gatwick le matin, et Amy s’attendait à la voir s’annoncer à la réception dans le courant de l’après-midi. Mais elle n’était toujours pas là et n’avait pas téléphoné. Amy commençait à croire qu’elle ne viendrait pas du tout. Bien sûr, ce sentiment était quelque peu disproportionné – l’avion pouvait avoir du retard et, de toute façon, pourquoi cette femme se rendrait-elle directement de l’aéroport à l’hôtel ? Amy savait tout cela, mais ne pouvait se débarrasser de ce pressentiment désagréable.
Ce n’est que maintenant qu’elle réalisait à quel point elle s’investissait dans cette affaire qui, pourtant, offrait bien peu de possibilités. Elle voulait faire une surprise à Nick en lui annonçant l’arrivée de cette Mme Simons et d’une source de revenus bienvenue. Qui sait, peut-être que cette bonne nouvelle le tirerait de son état de morosité silencieuse.
Ils étaient encore marqués par la douleur et le deuil, tous les deux, et elle en était consciente. Ils n’étaient pas les seuls, d’ailleurs : la plupart des habitants de Bulverton avaient perdu un être cher.
C’était ce qu’avait affirmé le révérend Oliphant lors de la cérémonie des funérailles, une semaine après le désastre – la seule et unique fois où Amy ait eu envie de se rendre à l’église, ce qu’elle avait d’ailleurs fait. Comme l’avait dit Kenneth Oliphant : le deuil est une expérience, tout comme le bonheur, la réussite ou l’amour. Le deuil a une forme et une durée ; il prend, mais il donne aussi beaucoup. Il faut le supporter, y succomber pour pouvoir passer au-delà de la douleur, la sublimer ; c’était la seule façon de surmonter cette terrible épreuve.
Ses paroles lui apportèrent un peu de réconfort, mais ne résolvaient rien. Pour Amy et Nick, comme bien d’autres habitants de la ville, cette phase « transitoire » devenait peu à peu permanente ; ils étaient bien incapables de sublimer ou surmonter quoi que ce soit.
Amy était là, assise sur un tabouret derrière le comptoir, à regarder d’un œil vide la table souillée de flaques de bière où Nick et ses amis jouaient aux cartes dans un nuage de fumée de cigarettes, lorsqu’elle entendit un bruit de moteur.
La voiture s’arrêta dans la rue, juste devant le bar. Amy ne remua pas, ne cilla même pas, mais tout son être se tendit vers le moteur qui tournait encore au ralenti. Et continuait de tourner. Elle attendit un claquement de portière qui ne vint pas. Le silence retomba.
Puis il y eut le grincement métallique d’une boîte de vitesses martyrisée – par incompétence, paresse ou simple fatigue ? – et la voiture se remit en mouvement. À travers le verre dépoli de la porte du bar, Amy vit s’illuminer les feux stop, puis le véhicule s’engagea en douceur dans l’entrée pour se diriger vers le parking situé derrière le bâtiment. Les sens survoltés d’Amy le suivirent à la trace tel un radar. Enfin, le moteur se tut.
Elle sauta au bas de son tabouret, leva la trappe de service pour passer de l’autre côté du comptoir et traversa la salle pour regarder par la fenêtre. Si Nick remarqua son manège, il n’en laissa rien paraître. Il continua la partie, et un de ses amis alluma une autre cigarette.
Amy posa son front contre la vitre embuée, y dessina une lucarne du bout des doigts et regarda vers Eastbourne Road et la mer noyée dans les ténèbres. La route était encore luisante de pluie et sillonnée de bandes sèches marquant le passage d’innombrables pneus. La lumière orange des réverbères se reflétait sur la surface inégale du bitume et sur les vitres des boutiques et des appartements qui s’étendaient de l’autre côté de la chaussée. Certains commerces étaient encore éclairés, mais la plupart avaient baissé leurs rideaux ou étaient tout simplement déserts.
Amy regarda passer les voitures pendant un moment en se demandant comment elle avait pu isoler le bruit d’un seul engin du grondement monotone du trafic. Cela devait signifier qu’elle était restée toute la journée sur le qui-vive. Dieu sait pourquoi, mais pour elle l’arrivée de cette Américaine avait pris une importance particulière et probablement disproportionnée.
Elle retourna derrière le comptoir, ferma la trappe, puis passa dans le couloir qui s’ouvrait derrière le bar ; celui-ci menait à leur appartement, là où Nick et elle habitaient. Tout de suite après le bar s’ouvrait la petite cuisine où ils préparaient et mangeaient leurs propres repas. Mais ce n’est pas là qu’elle se rendait : Amy continua tout droit jusqu’à la sortie d’urgence et poussa les doubles portes de métal qui donnaient sur le parking, à l’arrière du bâtiment.
Amy actionna l’éclairage ; le rectangle de béton s’illumina d’une lumière qui, soudain, lui parut trop blanche, trop brutale. Une voiture dégoulinante de pluie se tenait là, immobile, chevauchant les lignes géométriques blanches zébrant le sol, et une femme se tenait face à la portière ouverte du côté passager. Elle se penchait par l’ouverture pour récupérer quelque chose sur le siège, puis se redressa et posa deux petites valises sur le sol.
Amy se dirigea vers elle alors que la femme ouvrait le hayon. Dans le coffre, il y avait plusieurs autres valises bourrées à craquer.
« Madame Simons ? » fit Amy.
« Je vais vous montrer votre chambre », dit Amy.
Mme Simons avait pris les devants pour monter l’escalier : Amy la rattrapa donc sur le palier. Elle lui décocha un sourire reconnaissant.
La nouvelle cliente semblait plus jeune qu’Amy ne l’aurait cru, mais il faut dire qu’elle n’avait pas beaucoup d’informations à se mettre sous la main : rien de plus qu’une adresse aux États-Unis, quelques mots écrits au stylo-bille bleu sur une sorte de feuille de bloc-notes telle qu’Amy n’en avait jamais vu, et quelques tournures de phrases caractéristiques. Le ton très formel de la lettre lui avait laissé l’impression, vague et infondée, d’une femme d’un certain âge, voire proche de la retraite, mais la réalité était bien différente : Mme Simons avait gardé cette beauté sans âge qu’elle croyait être l’apanage exclusif des actrices de la télévision. Mais derrière cette surface, son visage et sa voix trahissaient sa fatigue, ce qui était normal après un tel voyage. Pourtant, même dans ces conditions, elle semblait si simple, si détendue que, tout de suite, Amy se sentit parfaitement à l’aise en sa compagnie. Mme Simons était bien différente – et plus intéressante – que tous ces retraités du week-end et ces hommes d’affaires en goguette qui peuplaient habituellement l’hôtel.
Amy lui donna la chambre 12, au premier étage : elle était déjà allée vérifier que les draps étaient propres et le radiateur branché. Elle passa devant Mme Simons, alluma le plafonnier, puis ouvrit la porte donnant sur la salle de bains pour qu’elle puisse constater que tout était en ordre. On disait les Américains très pointilleux en matière d’hygiène.
« Je vais m’occuper du reste de vos bagages », dit-elle.
Mme Simons ne répondit pas : elle l’avait dépassée pour entrer dans la salle de bains. Amy s’en alla en refermant la porte derrière elle.
En revenant au bar, Amy informa Nick de l’arrivée de Mme Simons, mais à ce stade il avait déjà bu plus que de raison – à savoir la quantité habituelle, qui était toujours excessive – et il se contenta de hausser les épaules.
« Tu veux bien m’aider à aller chercher ses bagages dans la voiture ? demanda-t-elle.
— Ouaip, dans une minute, répondit Nick en désignant ses cartes. Et puis, c’est qui, cette bonne femme ? Tu ne m’as jamais dit que quelqu’un devait arriver ce soir.
— Je voulais te faire la surprise. »
Nick posa une de ses cartes sur la table.
Amy cacha son irritation et alla chercher elle-même le reste des valises, puis sua sang et eau tout au long des marches, et jusqu’à la chambre 12.
« Vous pouvez les laisser là, fit Teresa Simons en désignant un coin de la pièce. Vous les avez portées toute seule ?
— Cela ne fait rien, répondit Amy. De toute façon, je comptais monter vous voir. Voulez-vous manger quelque chose ? Dîner ? Nous n’avons pas d’horaires précis pour les repas, alors ce n’est pas un problème.
— Non, je vous remercie. J’ai grignoté quelque chose en chemin, dans un de ces snacks en bordure de route. Vous avez un bar au rez-de-chaussée ?
— Oui.
— Je vais me reposer un peu, puis peut-être irai-je prendre un verre. »
Lorsque Amy retourna au pub, Nick était passé derrière le comptoir et se servait une pinte de bière. Il aspira une gorgée de mousse et la regarda.
« Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas parlé d’elle ?
— Je pensais que tu regarderais sa fiche.
— Je te laisse t’en occuper, chérie. Combien de temps crois-tu qu’elle va rester ? Une nuit ? Une semaine ?
— Elle ne l’a pas précisé dans sa réservation. » Elle s’attendait à ce qu’il s’en étonne, mais il se contenta de dire :
« Alors il faudra demander à ce qu’elle nous règle chaque semaine. On n’est jamais trop prudent. »
Amy fronça les sourcils et le suivit dans le bar. Elle fit la tournée des tables pour ramasser les quelques verres vides qui y traînaient et changea le cendrier de celle de Nick. Une fois de retour derrière le comptoir, elle se pencha, laissant tomber ses cheveux de chaque côté de son visage, lava les verres sous le robinet à haute pression, puis les posa à l’envers sur le séchoir.
Tout en s’affairant, elle pensait à Nick, Nick qui buvait trop, qui s’était laissé piéger dans une existence sans but, chaque jour suivant le précédent sans apporter le moindre changement, la moindre amélioration. Mais avait-il vraiment le choix ? Et d’ailleurs, elle-même avait-elle une autre solution ? Ses parents étaient morts tous les deux, Jase aussi, la majorité de ses amis étaient partis refaire leur vie à Brighton, à Douvres ou à Londres, n’importe où, du moment qu’ils pouvaient échapper à Bulverton. Depuis ce fameux été, beaucoup avaient renié leur ville natale. Et elle-même ressentait le besoin d’en faire autant.
Il y avait deux semaines, Amy avait reçu une lettre inattendue d’une cousine du nom de Gwyneth, qui était partie passer ses vacances en Australie il y avait dix ans, était tombée amoureuse d’un jeune employé du bâtiment et était restée après l’expiration de son visa. Maintenant, elle avait la citoyenneté australienne et était mariée avec deux enfants. Elles ne s’étaient pas écrit depuis l’hiver précédent. Dans sa lettre, Gwyneth exprimait son inquiétude devant l’existence qu’Amy devait mener à Bulverton. Elle avait préféré ne pas mentionner le désastre, comme la plupart des étrangers – ou de ceux qui l’étaient devenus. Gwyneth l’enjoignait pour la énième fois de venir lui rendre visite à Sydney. Ils disposaient d’une chambre d’amis, habitaient à une demi-heure seulement du centre-ville, le port et les plages à surfeurs étaient accessibles par tram…
« Bonjour. »
C’était l’Américaine, qui était redescendue. Amy leva un regard surpris.
« Pardon, dit-elle. J’étais bien loin d’ici. Je vous sers quelque chose ?
— Oui. Vous avez du bourbon ?
— Nous en avons. Avec de la glace ?
— S’il vous plaît. Mettez-moi un double. »
Amy prit un verre au présentoir derrière elle et versa un double bourbon.
Lorsqu’elle se retourna, Mme Simons s’était perchée sur l’un des tabourets du bar et avait posé ses coudes sur le comptoir d’un geste empreint de lassitude. Elle prit son verre entre ses mains avec l’attitude de quelqu’un qui prend ses marques dans un endroit où elle compte rester un certain temps.
Quelqu’un qui s’installe.
Après une première gorgée, elle prit la parole :
« Je pensais m’endormir comme une masse. Mais vous savez, lorsqu’on se retrouve dans une chambre à quelques milliers de kilomètres de chez soi, dormir n’est pas vraiment une priorité. Je me crois toujours dans l’avion.
— C’est la première fois que vous venez en Angleterre ?
— Je ne sais si je dois prendre cette remarque pour un compliment ! »
Elle eut une grimace comique, prit son verre comme pour boire une autre gorgée, puis se ravisa et le reposa sur le comptoir.
« Ma mère était anglaise, et je suis née ici. En ce sens, on peut dire que je suis moi-même anglaise. Je ne sais pas comment on dit par ici, mais, aux États-Unis, les personnes comme moi sont qualifiées de « gamines de l’Air Force ». Ma mère a épousé p’pa pendant qu’il était cantonné en Angleterre… à l’époque, il y avait pas mal de soldats américains dans le coin. Mon père venait de Virginie. Vous avez entendu parler de Richmond ?
— Oui. Vos parents sont-ils toujours en vie ?
— Non. Cela fait longtemps qu’ils ne sont plus parmi nous, ajouta-t-elle avec un regard en direction d’Amy. Ils me manquent toujours, mais bon…
— Est-ce que vous avez encore des souvenirs de l’Angleterre ?
— J’étais toute petite lorsque je suis partie, et avant cela j’ai l’impression de n’avoir jamais quitté la base. Vous savez comment sont parfois les Américains. Ils n’aiment pas sortir de leurs petites habitudes. C’est tout le portrait de mon père. Nous habitions sur la base, faisions nos courses dans l’enceinte de la base, mangions des hamburgers et des glaces sur la base, allions au cinéma sur la base, et tous les amis de mon père habitaient sur la base. Parfois, m’man m’emmenait voir mes grands-parents à Birkenhead, mais je n’en ai guère de souvenirs précis : j’étais trop jeune pour ça. J’ai grandi aux États-Unis. C’est ce que je dis à tout le monde, parce que c’est ce que je ressens : l’Amérique est ma patrie. »
Lorsqu’elle parlait, elle avait un petit tic, probablement accentué par la fatigue : elle levait la main et se caressait le cou juste derrière l’oreille gauche, puis ses doigts descendaient pour toucher la base de sa nuque. Comme elle portait une écharpe de soie, il était impossible de discerner ce dont il s’agissait. Amy se dit qu’elle devait avoir les cervicales douloureuses après ce long voyage, ou qu’elle avait mal à un point précis.
« Vous êtes en vacances ? » demanda-t-elle.
La cliente avait déjà liquidé son verre de whisky, qu’elle tournait et retournait entre ses doigts.
« Non. Je suis ici pour affaires. Je peux vous offrir quelque chose ?
— Non, merci.
— Vous êtes sûre ? Bon, alors servez-moi un autre double, et j’en resterai là. J’ai bu quelques verres durant le vol, mais vous savez ce que c’est : ils glissent et ne vous font aucun effet. Enfin, jusqu’à ce que vous vous leviez pour aller aux toilettes, et là, on dirait que l’avion danse la java. Mais c’est déjà du passé. »
Elle prit le verre de bourbon avec glaçons qu’Amy venait de poser devant elle.
« Merci beaucoup. J’imagine que je parle trop. Mais pour ce soir… tout ce que je veux, c’est aller me coucher et dormir, et après un tel voyage, je ne pourrai jamais fermer l’œil si je n’ai pas bu un verre ou deux. »
Elle parcourut des yeux le bar quasiment vide. Amy en profita pour jeter un coup d’œil à son cou, qu’elle venait de dévoiler brièvement.
« Ainsi, c’est donc là que les gens de Bulverton se retrouvent entre eux ?
— Je crains qu’il ne se passe pas grand-chose dans notre ville, répondit Amy. Ce sont surtout des personnes âgées qui viennent s’y installer. Si vous vous dirigez vers Bexhill, vous verrez toute une série de grandes demeures assez anciennes, dont la plupart ont été transformées en maisons de retraite. Il n’y a pas beaucoup d’emplois dans le coin.
— Y a-t-il quelque chose à visiter ? Des sites touristiques ?
— Il y a toujours la Vieille Ville. Dans le temps, c’était le principal centre d’intérêt. C’est juste à côté. Vous voyez le parking de derrière, là où vous avez garé votre voiture ? Il y a une route qui se dirige vers les collines. Si vous l’empruntez, vous tomberez tout de suite sur le marché. C’est le cœur de la Vieille Ville.
— Il y a un musée ?
— Oui, mais il est tout petit. Vous en avez un autre à Bexhill et deux à Hastings.
— Ils sont consacrés à l’histoire de la région ?
— Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans un musée, mais je présume que oui.
— Est-ce qu’il y a un journal local, enfin, dont les bureaux soient à Bulverton même ?
— Il y a Le Courrier. Ils ont une annexe dans la Vieille Ville, mais ils y prennent surtout les petites annonces. La rédaction est à Hastings, je crois. Ou peut-être à Eastbourne. Je vous le dirai demain matin : je me renseignerai.
— Mais il n’y a pas de journal purement local ? Je veux dire, qui ne parle que de Bulverton ?
— Nous ne sommes pas assez importants pour avoir notre propre magazine. En fait, le vrai nom du journal est Le Courrier de Bexhill et Bulverton, mais tout le monde l’appelle Le Courrier. C’est le seul qui couvre toute la région, jusqu’à Pevensey Bay.
— Bien. Je vous remercie… je ne connais même pas votre nom.
— Amy. Amy Colwyn.
— Enchantée, Amy. Je m’appelle Teresa. »
Sur ce, elle se leva et annonça qu’elle allait se coucher. Amy lui demanda une fois de plus si sa chambre lui convenait, et Teresa répéta que tout était parfait.
En partant. Teresa se retourna une dernière fois.
« J’espère que ce n’est pas indiscret, mais… vous avez un léger accent, non ? D’où vient-il ?
— Un accent ? »
C’était bien la première fois que quelqu’un lui faisait la remarque.
« Je dirais… oh, rien de particulier. Ce doit être l’accent du coin, s’il y en a un.